30/05/2014

Sur la digue de Balbec




Cabourg - La digue et le Grand-Hôtel
(carte postale)


Seul, je restai simplement devant le Grand-Hôtel à attendre d'aller retrouver ma grand-mère, quand, presque encore à l'extrémité de la digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s'avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l'aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu'aurait pu l'être, débarquée on ne sait d'où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage - les retardataires rattrapant les autres en voletant - une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu'elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d'oiseaux.
  Une de ces inconnues poussait devant elle , de la main, sa bicyclette ; deux autres tenaient des « clubs » de golf ; et leur accoutrement tranchait sur celui des autres jeunes filles de Balbec, parmi lesquelles quelques unes, il est vrai, se livraient aux sports, mais sans adopter pour cela une tenue spéciale.

Nina Companeez - À la recherche du temps perdu.
Photo du film



  C'était l'heure où dames et messieurs venaient tous les jours faire leur tour de digue, exposés aux feux impitoyables du face-à-main que fixait sur eux, comme s'ils eussent été porteurs de quelque tare qu'elle tenait à inspecter dans ses moindres détails, la femme du premier président, fièrement assise devant le kiosque de musique, au milieu de cette rangée de chaises redoutée où eux-mêmes tout à l'heure, acteurs devenus critiques, viendraient s'installer pour juger à leur tour ceux qui défileraient devant eux. Tous ces gens qui longeaient la digue en tanguant aussi fort que si elle avait été le pont d'un bateau (car ils ne savaient pas lever une jambe sans du même coup remuer le bras, tourner les yeux, remettre d'aplomb leurs épaules, compenser par un mouvement balancé du côté opposé le mouvement qu'ils venaient de faire de l'autre côté, et congestionner leur face) faisant semblant de ne pas voir , pour faire croire qu'ils ne se souciaient pas d'elles, mais regardaient à la dérobée, pour ne pas risquer de les heurter, les personnes qui marchaient à  leurs côtés ou venaient en sens inverse, butaient au contraire contre elles, s'accrochaient à elles, parce qu'ils avaient été réciproquement de leur part l'objet de la même attention secrète, cachée sous le même dédain apparent ;


Marcel PROUST - À l'ombre des jeunes filles en fleur



Trouville - Le casino l'Eden (carte postale)






29/05/2014

Les gares, lieux merveilleux et tragiques




Claude Monet - La gare Saint-Lazare




Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d'où l'on part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s'y accomplit grâce auquel les pays qui n'avaient encore d'existence que dans notre  pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer, au sortir de la salle d'attente, à retrouver tout à l'heure la chambre familière où l'on était il y a un instant encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu'on s'est décidé à pénétrer dans l'antre empesté par où l'on accède au mystère, dans un de ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où j'allai chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de menaces amoncelées de drames, pareils à certains ciels, d'une modernité toute parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait s'accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un départ en chemin de fer ou l'érection de la Croix.


Marcel PROUST - À l'ombre des jeunes filles en fleur


26/05/2014

Les litanies de Satan




William Blake - Satan dans sa gloire originelle



Ô toi le plus savant et le plus beau des Anges,
Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Ô Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort,
Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,
Guérisseur familier des angoisses humaines,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,
Enseignes par l'Amour le goût du Paradis

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,
Engendras l'Espérance, - une folle charmante !

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut
Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui sais en quels coins des terres envieuses
Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi dont l'oeil clair connait les profonds arsenaux
Où dort enseveli le peuple des métaux,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi dont la large main cache les précipices
Au somnambule errant au bord des édifices,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os
De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre,
Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,
Sur le front du Crésus impitoyable et vil,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles
Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Bâton des exilés, lampe des inventeurs,
Confesseur des pendus et des conspirateurs,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère
Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !




PRIERE

Gloire à toi, Satan, dans les hauteurs 
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l'Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !
Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science,
Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front
Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épendront !



Charles BAUDELAIRE - Les fleurs du mal (Révolte)




24/05/2014

J'aime ses grands yeux bleus...

J'aime ses grands yeux bleus, sa chevelure ardente
                    Aux étranges senteurs,
Son beau corps blanc et rose, et sa santé puissante
                   Digne des vieux jouteurs.

J'aime son air superbe et sa robe indécente
                   Laissant voir les rondeurs
De sa gorge charnue à la forme abondante,
                   Qu'admirent les sculpteurs.

J'aime son mauvais goût, sa jupe bigarrée,
Son grand châle boiteux, sa parole égarée
                   Et son front rétréci.

Je l'aime ainsi, tant pis ! Cette fille des rues
M'enivre et me fascine avec ses beautés crues.
                  Tant pis, je l'aime ainsi !



Charles BAUDELAIRE - Vers retrouvés

      
P-A Renoir - Jeune fille s'essuyant les pieds

23/05/2014

Le beau navire

Charles Baudelaire - Jeanne Duval


Je veux te raconter, ô molle enchanteresse !
Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;
            Je veux te peindre ta beauté,
Où l'enfance s'allie à la maturité.

Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,
Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,
            Chargé de toile, et va roulant
Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.

Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,
Ta tête se pavane avec d'étranges grâces ;
            D'un air placide et triomphant
Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.

Je veux te raconter, ô molle enchanteresse !
Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;
           Je veux te peindre ta beauté,
Où l'enfance se lie à la maturité.

Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire,
Ta gorge triomphante est une belle armoire
           Dont les panneaux bombés et clairs
Comme les boucliers accrochent des éclairs ;

Boucliers provoquants armés de pointes roses !
Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,
           De vins, de parfums, de liqueur
Qui feraient délirer les cerveaux et les coeurs !

Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,
Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,
            Chargé de toile, et va roulant
Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.

Tes nobles jambes, sous les volants qu'elles chassent,
Tourmentent les désirs obscurs et les agacent,
            Comme deux sorcières qui font
Tourner un philtre noir dans un vase profond.

Tes bras, qui se joueraient des précoces hercules,
Sont des boas luisants les solides émules,
           Faits pour serrer obstinément,
Comme pour l'imprimer dans ton coeur, ton amant.

Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,
Ta tête se pavane avec d'étranges grâces ;
            D'un air placide et triomphant
Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.


Charles BAUDELAIRE - Les fleurs du mal (Spleen et idéal)


22/05/2014

Le serpent qui danse


Edvard Münch - Madonna
Que j'aime voir, chère indolente,
        De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
        Miroiter la peau !

Sur ta chevelure profonde
        Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
        Aux flots bleus et bruns,

Comme un navire qui s'éveille
        Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
        Pour un ciel lointain.

Tes yeux, où rien ne se révèle
        De doux ni d'amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
        L'or avec le fer.

À te voir marcher en cadence,
        Belle d'abandon,
On dirait un serpent qui danse
        Au bout d'un bâton.

Sous le fardeau de ta paresse
        Ta tête d'enfant
Se balance avec la mollesse
        D'un jeune éléphant.

Et ton corps se penche et s'allonge
        Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
        Ses vergues dans l'eau.

Comme un flot grossi par la fonte 
        Des glaciers grondants,
 Quand l'eau de ta bouche remonte
        Au bord de tes dents,

Je crois boire un vin de Bohême,
        Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
        D'étoiles mon coeur !



Charles BAUDELAIRE - Les fleurs du mal (Spleen et idéal)








21/05/2014

Ciel brouillé

On dirait ton regard d'une vapeur couvert ;
Ton oeil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert ?)
Alternativement tendre, rêveur, cruel,
Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel.

Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés,
Qui font se fondre en pleurs les coeurs ensorcelés,
Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord,
Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort.

Tu ressembles parfois à ces beaux horizons
Qu'allument les soleils des brumeuses saisons...
Comme tu resplendis, paysage mouillé
Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé !

Ô femme dangereuse, ô séduisants climats !
Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas,
Et saurai-je tirer de l'implacable hiver
Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ?


Charles BAUDELAIRE - Les fleurs du mal (Spleen et idéal)


JMW Turner - Tempête de neige

19/05/2014

Ma bohème





Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là ! la ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit poucet rêveur j'égrenais dans ma course 
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Les étoiles au ciel faisaient un doux frou-frou.

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme de lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessée, un pied contre mon coeur.



Arthur RIMBAUD

17/05/2014

La mort des pauvres


C'est la Mort qui console, hélas, et qui fait vivre ;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir ;

À travers la tempête, et la neige, et le givre,
C'est la clarté vibrante à notre horizon noir ;
C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,
Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir ;

C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
Le sommeil et le don des rêves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus ;

C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,
C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,
C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus !


Charles BAUDELAIRE - Les fleurs du mal (La mort)


Carlos Schwabe - La mort et le fossoyeur



Le vin des amants

Aujourd'hui l'espace est splendide !
Sans mors, sans éperons, sans bride,
Partons à cheval sur le vin
Pour un ciel féérique et divin !

Comme deux anges que torture
Une implacable calenture,
Dans le bleu cristal du matin
Suivons le mirage lointain !

Mollement balancés sur l'aile
Du tourbillon intelligent,
Dans un délire parallèle,

Ma soeur, côte à côte nageant,
Nous fuirons, sans repos ni trêves
Vers le paradis de mes rêves !


Charles BAUDELAIRE - Les fleurs du mal (Le vin)  


Marc Chagall - Le Cantique des cantiques

Que diras-tu ce soir...


Vincent Vidal - Madame Sabatier



Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois flétri,
À la très belle, à la très bonne, à la très chère,
Dont le regard divin t'a soudain refleuri ?

- Nous mettons notre orgueil à chanter ses louanges :
Rien ne vaut la douceur de son autorité ;
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges
Et son oeil nous revêt d'un habit de clarté.

Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.

Parfois il parle et dit : « Je suis belle, et j'ordonne
Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau :
Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. »



Charles BAUDELAIRE - Les fleurs du mal (Spleen et idéal)


13/05/2014

Rêve parisien

À Constantin Guys

I

De ce terrible paysage,
Tel que jamais mortel n'en vit,
Ce matin encore l'image,
Vague et lointaine, me ravit.

Le sommeil est plein de miracles !
Par un caprice singulier,
J'avais banni de ces spectacles
Le végétal irrégulier,

Et, peintre fier de mon génie,
Je savourais dans mon tableau
L'enivrante monotonie
Du métal, du marbre et de l'eau.

Babel d'escaliers et d'arcades,
C'était un palais infini,
Plein de bassins et de cascades
Tombant dans l'or mat ou bruni ;

Et des cataractes pesantes, 
Comme des rideaux de cristal,
Se suspendaient, éblouissantes,
À des murailles de métal.

Non d'arbres, mais de colonnades
Les étangs dormants s'entouraient,
Où de gigantesques naïades,
Comme des femmes, se miraient.  

Des nappes d'eau s'épanchaient, bleues,
Entre des quais roses et verts,
Pendant des millions de lieues, 
Vers les confins de l'univers ;

C'étaient des pierres inouies
Et des flots magiques ; c'étaient
D'immenses glaces éblouies
Par tout ce qu'elles reflétaient !

Insouciants et taciturnes,
Des Ganges, dans le firmament,
Versaient le trésor de leurs urnes
Dans des gouffres de diamant.

Architecte de mes fééries,
Je faisais à ma volonté,
Sous un tunnel de pierreries
Passer un océan dompté ;

Et tout, même la couleur noire,
Semblait fourbi, clair, irisé ;
Le liquide enchâssait la gloire
Dans le rayon cristallisé.

Nul astre d'ailleurs, nuls vestiges
De soleil, même au bas du ciel,
Pour illuminer ces prodiges,
Qui brillaient d'un feu personnel !

Et sur ces mouvantes merveilles
Planait (terrible nouvauté ! 
Tout pour l'oeil, rien pour les oreilles !)
Un silence d'éternité.


Jean-Paul Faccon - Ville imaginaire


II

En rouvrant mes yeux pleins de flamme
J'ai vu l'horreur de mon taudis,
Et senti, rentrant dans mon âme,
La pointe des soucis maudits ;

La pendule aux accents funèbres
Sonnait brutalement midi,
Et le ciel versait des ténèbres
Sur le triste monde engourdi.





Charles BAUDELAIRE - Les fleurs du mal (Tableaux parisiens)   




01/05/2014

Les chats


T.A. Steinlen - Chat et chatte


Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres ;
L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin ;

Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.



Charles BAUDELAIRE - Les fleurs du mal (Spleen et idéal)

Le vampire

Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon coeur plaintif es entrée ;
Toi qui, forte comme un troupeau
De démons, vins, folle et parée,

De mon esprit humilié
Faire ton lit et ton domaine ;
- Infâme à qui je suis lié
Comme le forçat à la chaîne,

Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l'ivrogne,
Comme aux vermines la charogne,
- Maudite, maudite sois-tu !

J'ai prié le glaive rapide
De conquérir ma liberté,
Et j'ai dit au poison perfide
De secourir ma lâcheté.

Hélas ! le poison et le glaive
M'ont pris en dédain et m'ont dit :
«Tu n'es pas digne qu'on t'enlève
À ton esclavage maudit,

Imbécile ! - de son empire
Si nos efforts te délivraient,
Tes baisers ressusciteraient
Le cadavre de ton vampire !»


Charles BAUDELAIRE - Les fleurs du mal (Spleen et idéal)


Edvard Münch - Vampire

Bohémiens en voyage

La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des ténèbres futures.


Charles BAUDELAIRE - Les fleurs du mal (Spleen et idéal)


P.-A. Houard - Bohémiens en voyage