31/03/2014

Le petit pan de mur jaune (la mort de Bergotte)



Johannes Vermeer - Vue de Delft



  Une crise d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit, et entra à l'exposition.   Dès les premières marches qu'il eut à gravir il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. "C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune." Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune.
Il sentait qu'il avait imprudemment donné le premier pour le second. "Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition."
  Il se répétait : "Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune." Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit : " C'est une simple indisgestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien." Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort.


Marcel PROUST - La prisonnière

30/03/2014

Odette gravure de mode



Il faut d'ailleurs dire que le visage d'Odette paraissait plus maigre et plus proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus plane, était recouverte par la masse de cheveux qu'on portait alors prolongés en "devants", soulevés en "crêpés", répandus en mèches folles le long des oreilles ; et quant à son corps, qui était admirablement fait, il était difficile d'en apercevoir la continuité (à cause des modes de l'époque et quoiqu'elle fût une des femmes de Paris qui s'habillait le mieux), tant le corsage, s'avançant en saillie sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commençait à s'enfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme  l'air d'être composée de parties différentes mal emmanchées les unes dans les autres; tant les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux noeuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne s'attachait nullement à l'être vivant, qui selon que l'architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s'écartait trop de la sienne, s'y trouvait engoncé ou perdu.


Marcel PROUST - Du côté de chez Swann (Un amour de Swann)

La princesse de Luxembourg

Jean Béraud - Une parisienne


(...) je vis venir de loin dans notre direction la princesse de Luxembourg, à demi appuyée sur une ombrelle de façon à imprimer à son grand et merveilleux corps cette légère inclinaison, à lui faire dessiner cette arabesque si chère aux femmes qui avaient été belles sous l'Empire et qui savaient, les épaules tombantes, le dos remonté, la hanche creuse, la jambe tendue, faire flotter mollement leur corps comme un foulard, autour de l'armature d'une invisible tige inflexible et oblique, qui l'aurait traversé.



Marcel PROUST - À l'ombre des jeunes filles en fleur

29/03/2014

La princesse de Guermantes


P.A. de Laszlo - Elinor Glyn
    Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouge comme un rocher de corail, à côté d'une large réverbération vitreuse qui était probablement une glace et faisait penser à quelque section qu'un rayon aurait pratiquée, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal ébloui des eaux.
   À la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur blanche, duvetée comme une aile, descendait du front de la princesse le long d'une de ses joues dont elle suivait l'inflexion avec une souplesse coquette, amoureuse et vivante, et semblait l'enfermer à demi comme un œuf rose dans la douceur d'un nid d'alcyon. Sur la chevelure de la princesse, et s'abaissant jusqu'à ses sourcils, puis reprise plus bas à la hauteur de sa gorge, s'étendait une résille faite de ces coquillages blancs qu'on pêche dans certaines mers australes et qui étaient mêlés à des perles, mosaïque marine à peine sortie des vagues qui par moments se trouvait plongée dans l'ombre au fond de laquelle, même alors, une présence humaine était révélée par la motilité éclatante des yeux de la princesse. La beauté qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre n'était pas tout entière matériellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses épaules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne délicieuse et inachevée de celle-ci était l'exact point de départ, l'amorce inévitable de lignes invisibles en lesquelles l'œil ne pouvait s'empêcher de les prolonger, merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre d'une figure idéale projetée sur les ténèbres.
– C'est la princesse de Guermantes, dit ma voisine.


Marcel PROUST - Le côté de Guermantes I



La fille de cuisine et les figures de Giotto



Giotto - La Charité
L'année où nous mangeâmes tant d'asperges, la fille de cuisine habituellement chargée de les "plumer" était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques. Et on s'étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m'avait donné des photographies. C'est lui-même qui nous l'avait fait remarquer. Et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait: "Comment va la Charité de Giotto?"  D'ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse jusqu'à la figure, jusqu'aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l'Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d'une autre manière. De même que l'image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu'elle
Giotto - L'Envie
portait devant son ventre, sans avoir l'air d'en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisit la beauté et l'esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c'est sans paraître s'en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l'Arena au-dessous du nom "Caritas" et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d'études, à Combray, incarne cette vertu. L'Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d'envie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l'envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d'un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l'attention de l'Envie - et la nôtre du même coup - tout entière concentrée sur l'action de ses lèvres, n'a guère de temps à donner à d'envieuses pensées.




Marcel PROUST - Du côté de chez Swann (Combray)

27/03/2014

Les grotesques



Leurs jambes pour toutes montures,
Pour tout bien l'or de leur regards,
Par le chemin des aventures
Ils vont haillonneux et hagards.

Le sage, indigné, les harangue ;
Le sot plaint ces fous hasardeux ;
Les enfants leur tirent la langue
Et les filles se moquent d'eux.

C'est qu'odieux et ridicules,
Et maléfiques en effet,
Ils ont l'air, sur les crépuscules,
D'un maivais rêve que l'on fait ;

C'est que, sur leurs aigres guitares
Crispant la main des libertés,
Ils nasillent des chants bizarres, 
Nostalgiques et révoltés ;

C'est enfin que dans leurs prunelles
Rit et pleure - fastidieux -
L'amour des choses éternelles,
Des vieux morts et des anciens dieux !

- Donc allez, vagabonds sans trêves,
Errez, funestes et maudits,
Les long des gouffres et des grèves,
Sous l'oeil fermé des paradis !

La nature à l'homme s'allie
Edouard Manet - Vagabond
Pour châtier comme il le faut
L'orgueilleuse mélancolie
Qui vous fait marcher le front haut,

Et vengeant sur vous le blasphème
Des vastes espoirs véhéments,
Meurtrit votre front anathème
Au choc rude des éléments.

Les juins brûlent et les décembres
Gèlent votre chair jusqu'aux os,
Et la fièvre envahit vos membres
Qui se déchirent aux roseaux.

Tout vous repousse et tout vous navre, 
Et quand la mort viendra pour vous,
Maigre et froide, votre cadavre
Sera dédaigné par les loups !



Paul VERLAINE - Poèmes saturniens (Eaux-fortes)

Marine


L'océan sonore
Palpite sous l'oeil
De la lune en deuil
Et palpite encore,

Tandis qu'un éclair

Brutal et sinistre
Fend le ciel de bistre
D'un long zigzag clair,

Et que chaque lame

En bonds convulsifs
Le long des récifs
Va, vient, luit et clame,

Et qu'au firmament, 

Où l'ouragan erre, 
Rugit le tonnerre
Formidablement.



Paul VERLAINE - Poèmes saturniens (Eaux-fortes)







Mandoline



Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Antoine Watteau - Gamme d'amour
Échangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses.

C'est Tircis et c'est Aminte,
Et c'est l'éternel Clitandre,
Et c'est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.

Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues

Tourbillonnent dans l'extase
D'une lune rose et grise,
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise. 



Paul VERLAINE - Fêtes galantes

CLAIR DE LUNE - Paul Verlaine


Antoine Watteau - Récréation galante


 Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.

Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,  

Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les arbres.


Paul VERLAINE - Fêtes galantes


À associer à la musique de Claude Debussy:

https://www.youtube.com/watch?v=DEtuNQZQdTg

Le faune



Antoine Watteau - Arlequin


Un vieux faune de terre cuite
Rit au centre des boulingrins
Présageant sans doute une suite
Mauvaise à ces instants sereins

Qui m'ont conduit et t'ont conduite,
- Mélancoliques pèlerins, -
Jusqu'à cette heure dont la fuite
Tournoie au son des tambourins.




Paul VERLAINE - Fêtes galantes

26/03/2014

Le vin du solitaire


Le regard singulier d'une femme galante
Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc
Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,
Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante ;

Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur ;
Un baiser libertin de la maigre Adeline ; 
Les sons d'une musique énervante et câline,
Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,

Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
Les baumes pénétrants que ta panse féconde
Garde au coeur altéré du poète pieux ;

Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,
- Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.



Charles BAUDELAIRE - Les Fleurs du mal (Le vin)




Cecco Bravo - L'ivresse d'Alcibiade


     

25/03/2014

Le silence

Lucien Levy-Durmer - Le silence



Bouche close entre deux doigts
Dans sa cape il se tient droit
Sur un paysage sombre
Que seule la lune bleuit

Longue icône au regard d'ombre
Apparition dans la nuit
A-t-il surgi de la tombe
Il ne s'entend il ne se dit



              A.D.

24/03/2014

Salomé




Pour que sourie encore une fois Jean-Baptiste
Sire je danserais mieux que les séraphins
Ma mère dites-moi pourquoi vous êtes triste
En robe de comtesse à côté du dauphin

Mon coeur battait battait très fort à sa parole
Paul Antoine de la Boulaye - Salomé
Quand je dansais dans le fenouil en écoutant
Et je brodais des lys sur une banderole
Destinée à flotter au bout de son bâton

Et pour qui voulez-vous qu'à présent je la brode
Son bâton refleurit sur les bords du Jourdain
Et tous les lys quand vos soldats ô roi Hérode
L'emmenèrent se sont flétris dans mon jardin

Venez tous avec moi là-bas sous les quinconces
      Ne pleure pas ô joli fou du roi
Prends cette tête au lieu de ta marotte et danse
N'y touchez pas son front ma mère est déjà froid

Sire marchez devant trabans marchez derrière
Nous creuserons un trou et l'y enterrerons
Nous planterons des fleurs et danserons en rond
Jusqu'à l'heure où j'aurai perdu ma jarretière
                 Le roi sa tabatière
                 L'infante son rosaire
                 Le curé son bréviaire


Guillaume APOLLINAIRE - Alcools

Les ravages du temps

David Richardson - Personnages proustiens

Les femmes tâchaient à rester en contact avec ce qui avait été le plus individuel de leur charme, mais souvent la matière nouvelle de leur visage ne s'y prêtait plus. On était effrayé, en pensant aux périodes qui avaient dû s'écouler avant que s'accomplît une pareille révolution dans la géologie d'un visage, de voir quelles érosions s'étaient faites le long du nez, quelles énormes alluvions au bord des joues entouraient toute la figure de leurs masses opaques et réfractaires.
Sans doute certaines femmes étaient encore très reconnaissables, le visage était resté presque le même, et elles avaient seulement, comme par une harmonie convenable avec la saison, revêtu les cheveux gris qui étaient leur parure d'automne. Mais pour d'autres, et pour des hommes aussi, la transformation était si complète, l'identité si impossible à établir - par exemple entre un noir viveur qu'on se rappelait et le vieux moine qu'on avait sous les yeux - que plus même qu'à l'art de l'acteur, c'était à celui de certains prodigieux mimes, dont Fregoli reste le type, que faisaient penser ces fabuleuses transformations. La vieille femme avait envie de pleurer en comprenant que l'indéfinissable et mélancolique sourire qui avait fait son charme ne pouvait plus arriver à irradier jusqu'à la surface ce masque de plâtre que lui avait appliqué la vieillesse. Puis tout à coup découragée de plaire, trouvant plus spirituel de se résigner, elle s'en servait comme d'un masque de théâtre pour faire rire. Mais presque toutes le femmes n'avaient pas de trêve dans leur effort pour lutter contre l'âge et tendaient, vers la beauté qui s'éloignait comme un soleil couchant et dont elles voulaient passionnément conserver les derniers rayons, le miroir de leur visage. Pour y réussir, certaines cherchaient à l'aplanir, à élargir la blanche superficie, renonçant au piquant de fossettes menacées, aux mutineries d'un sourire condamné et déjà à demi désarmé ; tandis que d'autres, voyant la beauté définitivement disparue et obligées de se réfugier dans l'expression, comme on compense par l'art de la diction la perte de la voix, elles se raccrochaient à une moue, à une patte d'oie, à un regard vague, parfois à un sourire qui, à cause de l'incoordination de muscles qui n'obéissaient plus, leur donnait l'air de pleurer.


Marcel PROUST - Le temps retrouvé

23/03/2014

L'averse



Van Gogh - Champ sous la pluie
Mais d'autres fois se mettait à tomber la pluie, dont nous avait menacés le capucin que l'opticien avait à sa devanture ; les gouttes d'eau, comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous ensembles, descendaient à rangs pressés du ciel. Elles ne se se séparent point, elles ne vont pas à l'aventure pendant la rapide traversée, mais chacune tenant sa place attire à elle celle qui la suit, et le ciel en est plus obscurci qu'au départ des hirondelles. Nous nous réfugions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini, quelques unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages, et la terre était déjà presque séchée que plus d'une s'attardait à jouer sur les nervures d'une feuille et, suspendue à la pointe, reposée, brillant au soleil, tout d'un coup se laissait glisser de toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.






Marcel PROUST - Du côté de chez Swann (Combray)

22/03/2014

Mme Verdurin


Madeleine Lemaire
Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré, qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de lui faire de temps
en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils venaient. (...) De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s’égayait de leurs « fumisteries », mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux — et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité — elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité. 


Marcel PROUST - Du côté de chez Swann (Un amour de Swann)

La duchesse de Guermantes : réalité et imagination


Monet - Mme Audibert
Tout d'un coup, pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle eût eu très chaud, je distinguais, diluées et à peine perceptibles, des parcelles d'analogie avec le portrait qu'on m'avait montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elles, si j'essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans les mêmes termes : un grand nez, des yeux bleus, dont s'était servi le docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis : Cette dame ressemble à Mme de Guermantes (...)


J.-B. Mallet -
 Geneviève de Brabant
 Ma déception était grande. Elle provenait de ce que je n'avais pris garde , quand je pensais à Mme de Guermantes, que je me la représentais avec les couleurs d'une tapisserie ou d'un vitrail, dans un autre siècle, d'une autre manière que le reste des personnes vivantes.

 [...] Mais cette Mme de Guermantes  à laquelle j'avais si souvent rêvé, maintenant que je voyais qu'elle existait effectivement en dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination qui, un moment paralysée au contact d'une réalité si différente de ce qu'elle attendait, se mit à réagir et à me dire : "Glorieux dès avant Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur leurs vassaux ; la duchesse de Guermantes descend de Geneviève de Brabant. Elle ne connaît ni ne consentirait à connaître aucune des personnes qui sont ici."

P.A. de Laszlo -
La reine d'Espagne
 [...] et je ne détachais pas mes yeux d'elle, comme si chacun de mes regards eût pu matériellement emporter et mettre en réserve en moi le souvenir du nez proéminent, des joues rouges, de toutes ces particularités qui me semblaient autant de renseignements précieux, authentiques et singuliers sur son visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensées que j'y rapportais - et peut-être surtout, forme de l'instinct de conservation des meilleures parties de nous-mêmes, ce désir qu'on a toujours de ne pas avoir été déçu - la replaçant (puisque c'était une seule personne qu'elle et cette duchesse de Guermantes que j'avais évoquée jusque-là) hors du reste de l'humanité dans laquelle la vue  pure et simple de son corps me l'avait fait un instant confondre, je m'irritais en entendant dire autour de moi : "Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuil", comme si elle leur eût été comparable. Et mes regards s'arrêtant à ses cheveux blonds, à ses yeux bleux, à l'attache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler d'autres visages, je m'écriais devant ce croquis volontairement incomplet : "Qu'elle est belle ! Quelle noblesse ! Comme c'est bien une fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que j'ai devant moi !"

[...] Ses yeux bleuissaient comme une pervenche impossible à cueillir et que pourtant elle m'eût dédiée ; et le soleil, menacé par un nuage mais dardant encore de toute sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de géranium aux tapis rouges qu'on y avait étendus par terre pour la solennité et sur lesquels s'avançait en souriant Mme de Guermantes, et ajoutait à leur lainage un velouté rose, un épiderme de lumière, cette sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dans la joie qui caractérisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au son de la trompette l'épithète de délicieux.



Marcel PROUST - Du côté de chez Swann (Combray)

Les clochers de Martinville




Claude Monet - Vue générale de Rouen

  

  
 « Seuls, s'élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en face d'eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu'on distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s'écarta, prit ses distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d'eux que je pensais au temps au temps qu'il faudrait encore pour les atteindre quand, tout d'un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds ; et ils s'étaient jetés si rudeùent au-devant d'elle, qu'on n'eut que le temps d'arrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route ; nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l'horizon à nous regarder fuir, ses clochers et  celui de Vieuxvicq agitaient en signe d'adieu leurs cîmes ensoleillées. Parfois l'un s'effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ; mais la route changea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d'or et disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d'une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l'obscurité ; et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l'un derrière l'autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu'une seule forme noire, charmante et résignée, et s'effacer dans la nuit. » 



Marcel PROUST - Du côté de chez Swann

21/03/2014

Gilberte Swann


Auguste Renoir -
 Fillette au cerceau
Tout à coup, je m'arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s'adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d'un blond roux, qui avait l'air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et, comme je ne savais pas alors, ni ne l'ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n'avais pas, ainsi qu'on dit, assez "d'esprit d'observation" pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d'un vif azur, puisqu'elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n'avait pas eu des yeux aussi noirs - ce qui frappait tant la première fois qu'on la voyait, - je n'aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.


Marcel PROUST - Du côté de chez Swann (Combray)

20/03/2014

Mme Swann au Bois



Constantin Guys - Promenade au Bois


(...) au lieu de la simplicité, c'est le faste que je mettais au plus haut rang si, après avoir forcé Françoise, qui n'en pouvait plus et disait que les jambes "lui rentraient", à faire les cent pas pendant une heure, je voyais enfin, débouchant de l'allée qui vient de la Porte Dauphine - image pour moi d'un prestige royal, d'une arrivée souveraine, telle qu'aucune reine véritable n'a pu m'en donner l'impression dans la suite, parce que j'avais de leur pouvoir une notion moins vague et plus expérimentale - emportée par le vol de deux chevaux ardents, minces et contournés comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys, portant établi sur son siège un énorme cocher fourré comme un cosaque, à côté d'un petit groom rappelant le "tigre" de "feu Baudenord"*, je voyais - ou plutôt je sentais imprimer  sa forme dans mon coeur par une nette et épuisante blessure - une incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à travers son luxe "dernier cri" des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d'un mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d'où descendaient de longs voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où je ne voyais que la bienveillance d'une Majesté et où il y avait surtout la provocation de la cocotte, et qu'elle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient.

*Personnages de Balzac

Marcel PROUST - Du côté de chez Swann (Noms de pays : le nom)

19/03/2014

Ombres sur la neige au clair de lune



 (...) d'autres éléments de nature qui n'existaient pas jusque là à Paris faisaient croire qu'on venait, descendant du train, d'arriver pour les vacances en pleine campagne : par exemple le contraste de lumière et d'ombre qu'on avait à côté de soi par terre les soirs au clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissaient pas, et même en plein hiver ; ses rayons s'étalaient sur la neige qu'aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d'or bleuté, avec la délicatesse qu'elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient allongées à terre au pied de l'arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant, quand celui-ci inonde ou rend réfléchissantes les prairies où des arbres s'élèvent à intervalles réguliers. Mais, par un raffinement d'une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d'arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d'un blanc si éclatant à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu'on aurait dit que cette prairie était tissue seulement avec des pétales de poiriers en fleurs.




Marcel PROUST - Le temps retrouvé

18/03/2014

Les nymphéas de la Vivonne



Claude Monet - Nymphéas


Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l'eau un fond qui était habituellement d'un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d'après-midi orageux, j'ai vu d'un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d'apparence cloisonnée et de goût japonais. Ça et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au coeur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si grâcieux qu'on croyait voir flotter à la dérive, comme après l'effeuillement mélancolique d'une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs, un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu'un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées sur l'obliquité transparente de ce parterre d'eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d'une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l'après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d'un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu'il s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux - avec ce qu'il y a d'infini - dans l'heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.

Claude Monet - Nymphéas


Marcel PROUST - Du côté de chez Swann (Combray)

17/03/2014

La haie d'aubépines




[...] il me fallut rejoindre en courant mon père et mon grand-père qui m'appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte vers les champs et où ils s'étaient engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l'odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d'elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s'il venait de traverser une verrière ; leur parfum s'étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j'eusse été devant l'autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d'un air distrait son étincelant bouquet d'étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l'église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s'épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. [...]

 Alors, me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous voyons de notre peintre préféré une oeuvre qui diffère de celle que nous connaissions, ou bien si l'on nous mène devant un tableau dont nous n'avions vu jusque là qu'une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l'orchestre, mon grand-père, m'appelant et me désignant la haie de Tansonville, me dit : "Toi qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose ; est-elle jolie ! " En effet, c'était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches.[...]


 Au haut des branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelle dont aux grandes fêtes on faisait rayonner sur l'autel les minces fusées, pullulaient mille petits boutons d'une teinte plus pâle qui, en s'entr'ouvrant, laissaient voir, comme au fond d'une coupe de marbre rose, de rouges sanguines, et trahissaient, plus encore que les fleurs, l'essence particulière, irrésistible, de l'épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu'en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi différent d'elle qu'une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose, l'arbuste catholique et délicieux.


Marcel PROUST - Du côté de chez Swann (Combray)

La chambre de Marcel à Combray


La chambre de Marcel Proust à Illiers (Combray)


Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue ce que l'ombre est au rayon, c'est à dire aussi lumineuse que lui, et offrait à mon imagination le spectacle total  de l'été dont mes sens, si j'avais été en promenade, n'auraient pu jouir que par morceaux ; et ainsi elle s'accordait bien à mon repos qui (grâce  aux aventures racontées par mes livres et qui venaient l'émouvoir) supportait, pareil au repos d'une main immobile au milieu d'une eau courante, le choc et l'animation d'un torrent d'activité.


Marcel PROUST - Du côté de chez Swann (Combray)

16/03/2014

Le baron de Charlus


Whistler - Robert de Montesquiou


Je tournai la tête et j'aperçus un homme d'une quarantaine d'années, très grand et assez gros, avec des moustaches très noires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par l'attention. Par moments, ils étaient percés en tous sens par des regards d'une extrême activité, comme en ont seuls devant une personne qu'ils ne connaissent pas, des hommes à qui, pour un motif quelconque, elle inspire des pensées qui ne viendraient pas à tout autre - par exemple des fous ou des espions. 




Marcel PROUST - À l'ombre des jeunes-filles en fleur

Les grenades



 Dures grenades entr'ouvertes 
Cédant à l'excès de vos grains,
Je crois voir des fronts souverains
Éclatés de leurs découvertes ! 

Si les soleils par vous subis,
Ô grenades entre-baillées
Vous ont fait d'orgueil travaillées
Craquer les cloisons de rubis,               

 Et que si l'or sec de l'écorce
À la demande d'une force
Crève en gemmes rouges de jus, 

Cette lumineuse rupture
Fait rêver une âme que j'eus
De sa secrète architecture.


Paul VALÉRY

14/03/2014

Le cri



Edward Münch - Le cri



Long cri muet cerné de nues sanguinolentes
Ses orbes dilatés hurlent l'effroi livide
Là-bas au bout du pont deux ombres impavides
À sa fuite figée restent indifférentes


A.D.

Odette et Zéphora




   Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu'elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu'elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s'animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu'on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. (...) Il n'estima plus le visage d'Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et d'après la douceur purement carnée qu'il supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l'embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l'effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un portrait d'elle en lequel son type devenait intelligible et clair.






Marcel PROUST - Du côté de chez Swann (Un amour de Swann)







Ophélie



Theodor von der Beek - Ophélie


Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles,
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles.
On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir ;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux.
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule.
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle.
Elle éveille parfois, dans un aulne qui dort,
Quelque nid d'où s'échappe un petit frisson d'aile.
Un chant mystérieux tombe des astres d'or.

[...] 

Arthur RIMBAUD


https://www.youtube.com/watch?v=k4XJGjxJUD4