14/09/2015

Clair de lune - Jules Laforgue



Fresque du XVIe siècle,
 Cambia (Corse)



Penser qu'on vivra jamais dans cet astre,
Parfois me flanque un coup dans l'épigastre.

Ah ! tout pour toi, Lune, quand tu t'avances
Aux soirs d'août par les fééries du silence !

Et quand tu roules, démâtée, au large
À travers les brisants noirs des nuages !


Oh ! monter, perdu, m'étancher à même
Ta vasque de béatifiants baptêmes !

Astre atteint de cécité, fatal phare 
Des vols migrateurs des plaintifs Icares !

Oeil stérile comme le suicide,
Nous sommes le congrès des las, préside ;

Crâne glacé, raille les calvities
De nos incurables bureaucraties ;

Ô pilule des léthargies finales,
Infuse-toi dans nos durs encéphales !

Ô Diane à la chlamyde très-dorique,
L'Amour cuve, prend ton carquois et pique

Ah ! d'un trait inoculant l'être aptère,
Les coeurs de bonne volonté sur terre !

Astre lavé par d'inouïs déluges,
Qu'un de tes chastes rayons fébrifuges,

Ce soir, pour inonder mes draps, dévie,
Que je m'y lave les mains de la vie !



Jules LAFORGUE 



31/03/2015

Mon rêve familier



Leonard De Vinci - tête de femme
Eugène Carrière - Paul Verlaine
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même,
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.
Son nom ? Je sais qu'il est doux et sonore 
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.



Paul VERLAINE - Poèmes saturniens